Le groupe
américain Coca-Cola et ses embouteilleurs locaux ont annoncé mardi qu'ils
comptaient investir 5 milliards de dollars en Inde d'ici 2020, soit 3 milliards de
plus que prévu initialement, pour développer leur présence dans les boissons
sans alcool. L'accroissement
des investissements du groupe doit lui permettre de doubler ses ventes dans ce pays d'ici la fin de la
décennie, a expliqué son PDG Muhtar Kent,
cité dans un communiqué diffusé par l'entreprise.
Coca-Cola a longtemps été banni d'Inde et son retour
dans le pays en 1993 avait symbolisé aux yeux des investisseurs l'ouverture à
l'international d'une
économie longtemps corsetée dans un nationalisme rigide.
« Un potentiel de croissance
énorme »
L'investissement annoncé mardi est
considérable aux sommes investies par le groupe au cours des 19 dernières
années qui ne dépassent pas 2 milliards. Mais l'Inde est déjà l'un des dix plus
gros marchés en volume de Coca-Cola et le pays est jugé "stratégique" aux
yeux de ses dirigeants. Le groupe y emploie plus de 25 000 personnes
directement.
Les boissons sans alcool prêtes
à boire présentent "un potentiel de croissance
énorme" en Inde, a relevé le groupe. Au cours de 17 des 23
derniers trimestres, ses marques ont enregistré une croissance "à
deux chiffres" de leurs ventes, a-t-il fait remarquer.
La récente dégradation de la note de
l’Inde par l’agence de notation Standard and Poor’s et la chute vertigineuse de
la roupie face au dollar devrait en faire une bonne nouvelle pour l’économie
indienne. En principe. Or, il ne s’agit
pas que d’économie.
Eau versus
Coca-cola
Cette
annonce a eu une résonnance toute particulière en Inde où Coca-Cola est
fortement contesté, en raison de sa trop grande consommation d’eau. Ses
implantations dans le Rajasthan, zone semi-aride et l’une des plus sèches du pays, sont remises
en cause par les ONG environnementales et les habitants autour. Or
Coca-Cola, qui se définit elle-même comme « hydration company »,
a besoin de 3,26 litres d’eau pour produire 1 litre de soda (2,26 l en moyenne
dans le monde soit 294,5 milliards de litres d’eau utilisés en 2010. Voir l'eau de Coca-cola). En Inde
pourtant, « près de 20%
de la population n’a pas accès régulièrement à l’eau potable et 80% de la
population rurale s’approvisionne en eau potable via des réserves souterraines »,
selon la dernière étude de WaterAid.
Alors
que l’eau se fait de plus en plus rare dans le sous-continent, la consommation
de sodas augmente d’environ 20% chaque année. Ils sont produits localement par
les grandes multinationales du secteur, Coca-Cola en tête avec 57 usines
réparties dans le pays. Mais depuis leur implantation et surtout depuis 2002,
ONG et citoyens se sont regroupés pour protester contre l’accaparement des
ressources en eau potable par Coca-cola.
"En raison de leurs procédés de fabrication, ces boissons gazeuses
présentent des risques. D’abord, parce que le pompage des nappes pratiqué par
leurs usines dépouille les pauvres du droit à se fournir
en eau potable. Ensuite, parce que ces usines rejettent des déchets
toxiques qui menacent l’environnement et la santé (…)» écrit Vandana Shiva
dans un article du Monde diplomatique en 2005.
Sur son
site internet, Coca-cola Inde annonce une réduction de 25% l’utilisation d’eau
potable dans la fabrication de ses boissons entre 2004 et 2009, déclare recycler
les eaux polluées et que le potentiel de leur système de récupération d’eau de
pluie peut se substituer à hauteur de
93% à l’eau issue des nappes phréatiques.
Eau virtuelle et empreinte écologique
Dans son premier rapport numérique publié au début de cette année, Coca-cola annonce des
mesures drastiques pour réduire l’utilisation faite en eau dans la production
de ses boissons. Le rapport avance que de « solides progrès » ont été
réalisés pour atteindre des taux d’efficacité hydriques meilleurs en
comparaison avec 2004. Coca-cola espère donc devenir « water neutral »
en 2020. En mars 2009 déjà, lors d’un sommet de la Confédération de l’industrie
Indienne, le directeur qualité et environnement indien de Coca, Navneet Mehta, affirmait
que l’objectif du groupe était de reconstituer les eaux souterraines utilisées
par l’entreprise dans le pays à la fin 2009 et de devenir « neutre en
eau », autant pour les produits que pour les processus, en 2012. « Remplacer chaque goutte d’eau utilisée
dans nos boissons et dans leur production », c’est le but que
s’est fixé la firme dès 2007 pour l’ensemble du monde.
Or,
comme l’explique Will Sarni sur le blog du Harvard Business Review, le concept « neutre
en eau » est non seulement impossible à atteindre mais ce greenwashing peut
porter préjudice à la marque. Sarni montre comment le processus de compensation
carbone ne peut s’appliquer à l’eau : « Pourquoi ? Parce que
derrière ce cadre de compensation hydrique, la production peut prélever de l’eau
dans un bassin et en reconstituer un autre. Or, ce ne peut vraisemblablement
pas être neutre pour le bassin exploité, d’autant plus au regard de la
population qui vit autour de ce bassin (…) Si une entreprise prétend être « neutre
en eau », les consommateurs s’attendent à voir le gallon d’eau prélevée
rendue à la source dont il provient. Or, c’est très peu probable. »
Dans le
camp associatif, les annonces de Coca Cola sont de vaines paroles. Un livre
blanc de 2007 sur le concept de « neutralité en eau », auquel ont
pris part Coca-Cola, le WWF et le World Business Council on Sustainable Developpement
notamment, a montré de réelles limites sémantiques. Alors que Coca-Cola affirme qu'elle aura reconstitué les eaux souterraines
utilisées par la compagnie en Inde à la fin de l'année et qu'elle sera
globalement « neutre en eau » en 2012 dans le pays, l'India Resource Center (IRC) parle d' « escroquerie ».
« Il est impossible pour Coca-Cola de
tenir cet engagement et ses documents même le prouvent. Il s’agit d’une
opération de communication », s’indigne Amit Srivastava, le
coordinateur de l'IRC. Basée à San Francisco,
l’organisation est aujourd’hui presque exclusivement centrée sur le cas Coca. Depuis
le retour de l’entreprise sur le sol indien il y a 16 ans, les deux camps se livrent donc une farouche
bataille à coups de jugements, d’études et d’informations interposées. Mais
c’est depuis le début des années 2000 que les choses se sont accélérées, avec
l’ouverture de l’usine de Plachimada.
La lutte de Plachimada
Plachimada
est un petit hameau du district de Palakkad, plus connu comme “le bol de riz du
Kerala”. La population est en majeure partie constituée d’adivasis (indigènes)
et l’occupation principale reste l’agriculture. Environ 80% des villageois
réalisent des travaux agricoles, les 20% restants réalisant des travaux divers.
En 1998,
HCCBPL (Hindustan Coca Cola Beverages Private Limited) a acheté 34.4
acres de terrain (en majeure partie des rizières) pour installer une unité
d’embouteillage à Plachimada. Le 25 janvier 2000, le Panchayat de Perumatty
(une instance locale de pouvoir qui gouverne la circonscription dont fait
partie Plachimada, sorte de conseil de village) a donné son accord pour le
début des travaux de construction, qui ont commencé en mars 2000. Le comité de
contrôle de la pollution de l’État du Kérala (Kerala State Pollution Control
Board, KSPCB) a fourni à la société un permis qui lui permettait de
produire 561.000 litres de boisson par jour, 3.8 litres d’eau étant nécessaire alors
pour produire un litre de boisson. L’eau provient principalement des nappes
phréatiques via six puits forés et de deux étangs ouverts.
Environ 2 millions de litres d’eau sont extraits chaque jour.
Dans les
six mois qui ont suivi le début des opérations de l’usine, les villageois
constatent une réelle dégradation de la qualité de l’eau, devenue impropre à la
consommation. Peu après, plusieurs habitant se plaignent de maux d’estomac
tandis que les agriculteurs déplorent la vitesse inhabituelle à laquelle les
puits se vident et la diminution des récoltes. Corpwatch India, un groupe d’intérêt public, découvrent des niveaux
élevés de calcium et de magnésium dans l’eau, en raison de son extraction
excessive.
De
nombreuses manifestations et des mouvements de sit-in s’organisent autour du Coca Cola Virudha Janakeeya Samara Samithy (Comité de lutte populaire contre Coca-Cola) et se multiplient
durant toute l’année 2002, portés par les femmes adivasi et C.K.Janu, fervante militante pour les droits des populations indigènes. Les heurts avec les
forces de l’ordre et les arrestations ne viennent pas à bout du siège installé
en continu à l’extérieur de l’usine à partir du 4 août 2002 et qui prend de
l’ampleur en 2003, alors que des rapports accablent la branche indienne de Coca-cola.
Le 25
juillet 2003, le programme de radio « Face the Facts » (Regardez la
vérité en face) diffusé sur la BBC 4 alerte la population de la présence d’agents
cancérigènes dans les déchets déposés par l’usine. Ces déchets avaient été
déversés sur les terres voisines sous prétexte de fournir un fertilisant aux
agriculteurs. Le 5 août 2003, le Centre pour la Science et l’Environnement
(CSE), basé à Delhi, publiait un rapport listant 12 boissons non alcoolisées démontrant
des taux de pesticides 30 fois supérieurs aux normes européennes dans les
bouteilles de Coca et Pepsi, entraînant le retrait immédiat des sodas dans les
écoles, hôpitaux voire les administrations de cinq états fédérés. L’état du
Kerala interdit même la production et la vente sur tout son
territoire. Interdiction levée quelques années plus tard.
Bataille judiciaire
A partir
d’avril 2003, le Panchayat (conseil local) de
Perumatty ne renouvelle pas la licence d’HCCBPL. Le secrétaire
général du Panchayat annule la licence pour les raisons suivantes : « exploitation
excessive des nappes phréatiques par la société, problèmes environnementaux
liés à la présence de substances toxiques et dangereuses dans les déchets
produits par l’entreprise et pénurie d’eau potable ». Mais la société
n’aura de cesse de multiplier les recours auprès des autorités locales et de la
Haute Cour du Kerala et obtient systématiquement une nouvelle licence.
Le 23
janvier 2004, en plein déroulement de ces batailles judiciaires, une conférence
mondiale de l’eau fut organisée à Pudussery, non loin de Plachimada. La déclaration dePlachimada fut adoptée le troisième jour de la conférence et revendiquait des
points importants : “Il est de notre devoir fondamental de prévenir la
pénurie et la pollution de l’eau ainsi que de la préserver pour les générations
à venir. […] L’eau n’est pas une marchandise. Nous devons résister à toute
tentative de marchandage, privatisation ou semi-privatisation de l’eau. C’est
seulement de cette façon que nous pourrons assurer le droit fondamental et
inaliénable de l’accès à l’eau pour tous les habitants de cette planète”.
Le 21
février 2004, l’état de sécheresse sur le district de Palakkad est déclaré et
le gouvernement ordonne immédiatement la restriction de l’utilisation de l’eau
par l’entreprise. Le 9 mars 2004, l’entreprise stoppe son activité. Le 15
janvier 2005, millième jour de siège, les manifestants veulent interdire la
reprise de l’activité.
Jusqu’au
19 aout 2005, la Haute Cour du Kerala et le Panchayat vont alors s’opposer sur
l’accord de la licence, opposant rapports, expertises et chiffres différents. La
Haute Cour statue la plupart du temps en faveur de l’entreprise, lui demandant
seulement de réduire sa consommation d’eau.
En juin
2005, Coca-cola remet les machines en marche mais pour quelques semaines
seulement. Le 19 août 2005, le KSPCB rejette la demande en cours depuis le 20
septembre 2004 : « le comité a examiné la boue générée par
l’entreprise et il s’avère qu’elle contient 200 à 300 mg de cadmium par kilo de
boue, ce qui est 400 à 600% supérieur à la limite autorisée ». Le KSPCB
ordonne à l’entreprise de stopper immédiatement sa production.
En
novembre 2005, la Haute Cour statue de nouveau en faveur de Coca et ordonne la
délivrance d’une licence Mais de nouvelles règles établies par la loi sur les
nappes phréatiques du Kerala (contrôle et règlementation) viennent d’entrer en
vigueur et, le 19 novembre 2005, le département des ressources en eau classe
Plachimada dans la catégorie « surexploitée », empêchant toute
extraction supplémentaire à des fins commerciales. Depuis, l’usine est à
l’arrêt.
Indemnisations et investissements
Le 30
juin 2010, une agence juridique spéciale devant « évaluer la juste
indemnisation due à chaque requérant et donner des directives à l’entreprise
pour qu’elle s’y conforme » est créée par le premier ministre du Kérala,
V.S. Achuthanandan. Le 16 février 2011, le cabinet d’état approuve l’ébauche
d’un projet de loi, adopté peu après par l’assemblée législative : un
tribunal est mis en place et doit assurer l’indemnisation et les réparations
pour les dommages environnementaux causés par l’entreprise à Plachimada. La loi
a été établie sur la base des recommandations d’un comité de haut niveau mis en
place pour étudier le problème et qui avait estimé la perte subie par les
habitants de Plachimada à 21,6millions de roupies (310 000euros), en
raison de la pollution et de la pénurie d’eau causée par l’activité de l’usine.
De son côté, la multinationale américaine réfute les
accusations et a pris plusieurs mesures afin de redorer son image. D’abord par la mise en ligne du site «Coke facts: the truth about the
Coca-Cola company around the world ». En 2007, elle met en
place un fonds de 10 millions de dollars exclusivement
dédié à la gestion de l’eau en Inde en partenariat avec la WWF. Plus récemment,
ce sont 3,5 millions de dollars qui ont été injectés dans des projets pour l’accès
à l’eau potable en Afrique, en partenariat avec le United States Water
Partnership.
Coca-Cola s’appuie sur des tests pour prouver qu’elle n’est
pas responsable de la baisse du niveau d’eau en Inde, réduit la quantité d’eau
nécessaire à la production de sa boisson (-16% entre 2004 et 2009), et lance des produits à bas prix destinés
à la population rurale. Le dernier rapport de développement durable de
Coca-Cola se veut rassurant et plein de bonne volonté. Les progrès
environnementaux que Coca-Cola met en avant sont insuffisants pour les ONG et
les militants qui dénoncent dans d’autres régions du sous-continent et
notamment dans le Rajasthan, des situations identiques à Plachimada.
Des tensions dans le Rajasthan
Dans un article du Monde du 5 mars 2011, Julien Bouisson revient sur les tensions croissantes liées à l'utilisation de l'eau dans la région du Rajasthan. Une étude financée par Coca, et réalisée par le TERI (The Energy and Resources Institute) indique que l'usine de Kaladera est un facteur direct de "la détérioration de la situation de l'eau, et des tensions avec les communautés avoisinantes". Lorsque les températures en plein été peuvent atteindre 50°C, la tension entre l'entreprise et les agriculteurs est à son comble. Coca-Cola doit augmenter sa production pour répondre à la demande et les agriculteurs ont besoin d'arroser leurs champs.
Les manifestations se multipliant, la police a interdit aux opposants de l'usine de s'en approcher dans un rayon de deux kilomètres. "L'eau est un bien commun et les agriculteurs perçoivent mal le fait qu'une usine s'approprie autant d'eau surtout en période de sécheresse", regrette Amit Srivastava
L'absence de cadre juridique clair, dans certains Etats, alimente les tensions. Alors que la législation en matière d'exploitation des nappes phréatiques dépend des Etats, seuls 9 sur 28 ont voté une loi, récemment. " Il est parfois difficile de remettre en cause des accords signés il y a dix ans quand la loi sur les nappes phréatiques n'était pas encore en application pas ou quand les préoccupations sur l'eau n'existaient pas ", souligne Sujit Koonan, chercheur à l'université Jawaharlal Nehru de Delhi.
L'institut TERI dirigé par Rajendra Pachauri, également président du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) ne voit pas vraiment comment la situation pourrait s'améliorer et recommande la fermeture de l'usine ou sa délocalisation. Coca-Cola persévère et tient pour preuve de bonne volonté, la mise en place de systèmes de récupération d'eau de pluie qui peuvent "potentiellement" alimenter les nappes
Or, les précipitations dans cette région proche du désert du Thar, sont faibles et irrégulières et TERI a réfuté une telle solution. "Les chiffres fournis par le bureau de l'eau de l'Etat du Rajasthan sont éloquents : au niveau du district, les nappes phréatiques ont reculé de trois mètres dans la décennie qui a précédé l'ouverture de l'usine, et de 22 mètres, au cours de la décennie suivante. "
Des tensions qui, au vu des investissements annoncés, ne vont certainement pas décroître.
Cheers!
Source: AFP/LeMonde/India Resource Center/Novethic/Harvard Business Review